"C’est troublant" : quand un auteur reconnaît son histoire dans la publicité de Noël d’Intermarché, entre émotion mondiale et malaise artistique
- Pierre Howard

- il y a 3 jours
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Dernière mise à jour : il y a 1 jour
Vue près d’un milliard de fois à travers le monde et saluée pour sa douceur et son message humaniste, la publicité de Noël d’Intermarché intitulée "Le mal aimé" a bouleversé des millions de spectateurs. Ce film d’animation, centré sur un loup rejeté devenu végétarien pour être accepté, s’est imposé comme l’un des grands phénomènes culturels de cette fin d’année. Pourtant, derrière l’émotion collective et l’enthousiasme quasi unanime, une voix discordante s’élève aujourd’hui. Celle de Thierry Dedieu, auteur et illustrateur de littérature jeunesse, qui affirme reconnaître dans cette publicité l’histoire de l’un de ses livres.
Publié en 2017 aux éditions du Seuil jeunesse, l’album "Un Noël pour le loup" raconte lui aussi l’histoire d’un loup solitaire et mal aimé, mis à l’écart par les autres animaux. Dans ce récit, le loup tente de changer le regard porté sur lui à l’approche de Noël, en préparant un repas afin de prouver sa bienveillance, sans recourir aux animaux de la forêt. Une trame que Thierry Dedieu dit avoir immédiatement reconnue en découvrant le film d’Intermarché.

L’auteur explique avoir d’abord regardé la publicité avec un regard bienveillant, presque admiratif. Séduit par la qualité de l’animation et par la réception enthousiaste du public, il confie cependant avoir rapidement ressenti un profond trouble. "C’est un loup mal aimé, solitaire, qui tente de se racheter lors d’un repas de Noël. La trame est la même. Et dans les deux récits, le loup rejeté tente de prouver sa bienveillance en préparant un repas sans faire appel aux animaux de la forêt. Donc si là il n’y a pas plagiat, je ne vois pas quand est-ce qu’il y a plagiat", affirme-t-il, sans détour.
Ce malaise ne tarde pas à être renforcé par le regard extérieur. Deux jours après la diffusion massive de la publicité, Thierry Dedieu reçoit un message d’une libraire de Metz. Celle-ci, en train de vendre son album, l’interroge directement : "C’est très proche de votre livre que je suis en train de vendre actuellement. Vous avez participé à ce film ?" La réponse de l’auteur est claire : non, il n’a jamais été contacté, ni associé à ce projet. Pour lui, ce message agit comme un écho troublant à son propre ressenti.
Au-delà de la narration, Thierry Dedieu pointe également des similitudes visuelles qui l’interpellent. Il évoque notamment la présence d’une longue table dressée au cœur d’une forêt enneigée, éclairée à la bougie, un décor qui rappelle fortement certaines de ses illustrations. "C’est troublant", confie-t-il simplement, préférant pour l’instant exprimer un questionnement plutôt qu’une accusation frontale. L’auteur insiste sur le fait qu’il ne cherche pas à attaquer, mais à comprendre comment de telles ressemblances ont pu apparaître.

Sur le plan juridique, la situation reste toutefois complexe. Me Vanessa Bouchara, avocate spécialisée en droit des marques et en propriété intellectuelle, rappelle que le droit d’auteur ne protège pas une simple idée. "Une idée n’est pas protégeable. Seule l’originalité de la forme, de la structure ou des choix artistiques peut caractériser un plagiat", explique-t-elle. Autrement dit, la présence d’un loup solitaire ou d’un repas de Noël ne suffit pas en soi à établir une infraction, à moins de démontrer une reprise précise et identifiable d’éléments originaux.
Du côté des créateurs de la publicité, la défense est ferme. Christophe Lichtenstein, directeur de l’agence Romance à l’origine de la campagne, rejette toute accusation de plagiat. "Le graphisme est clairement très loin du graphisme de son livre", affirme-t-il. Selon lui, les univers visuels, les styles artistiques et même la morale finale diffèrent profondément. "La fin et la morale sont très différentes. Et pour moi il n’y a pas de plans qui se ressemblent. Un loup c’est un loup, un hérisson c’est un hérisson, un arbre, c’est un arbre, la neige c’est de la neige", résume-t-il, soulignant le caractère universel de ces éléments.
Intermarché a également réagi par le biais d’un communiqué, regrettant "que le succès de cette publicité fasse aujourd’hui l’objet d’une tentative d’appropriation individuelle, visant à en revendiquer l’origine et à en tirer un bénéfice, alors même que le récit et son déroulé sont fondamentalement différents". Une position qui montre la volonté du groupe de défendre l’intégrité de sa campagne, devenue emblématique de ses valeurs de convivialité et de vivre-ensemble.
Pour autant, Thierry Dedieu ne semble pas animé par une volonté de confrontation immédiate. Il explique avoir sollicité des explications auprès de l’agence Romance et d’Intermarché, sans avoir obtenu de réponse à ce stade. L’auteur n’exclut pas une éventuelle suite judiciaire, mais se montre mesuré dans ses propos. "Je veux surtout comprendre. J’amène des éléments et puis les gens verront. Si on me dit que j’ai tort, bah je retournerai à mes petits crayons", confie-t-il avec une forme de résignation teintée de dignité.
Cette affaire met en lumière une question délicate, à la frontière entre inspiration, résonance inconsciente et appropriation. À mesure que la publicité "Le mal aimé" continue de toucher le public et de cumuler les vues, elle soulève aussi un débat plus large sur la place des auteurs, la reconnaissance du travail créatif et les limites de la création dans un monde saturé d’images et de récits similaires.
Entre émotion collective et malaise individuel, l’histoire de ce loup continue donc de faire parler. Non plus seulement comme un symbole de tolérance et d’acceptation, mais aussi comme un miroir des fragilités du monde artistique, où la frontière entre hommage, coïncidence et plagiat reste parfois douloureusement floue.

















































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